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Hedrock avança et le canon se détourna de lui. Des impressions diverses l’envahirent, se succédant rapidement. Il se rendit compte qu’il se trouvait dans la salle des commandes d’un navire spatial. Comme les lois physiques exigeaient que cette salle se trouvât au centre du navire, cela voulait dire que le hangar d’où il était passé de plain-pied dans le navire spatial devait s’étendre sur une centaine de mètres au-dessous du niveau du sol et autant au-dessus. Visiblement, le vaisseau spatial était un véritable géant d’environ deux cents mètres.
— Eh bien, dit la voix de son interlocuteur, interrompant brusquement ses pensées, qu’en dites-vous ?
Lentement, Hedrock se tourna vers celui qui venait en quelque sorte de le faire prisonnier. C’était un individu grand et mince, au visage blême, ayant dans les trente-cinq ans. L’homme avait dirigé son canon énergétique vers le plafond et se tenait derrière un isolateur anti-énergétique transparent, considérant Hedrock avec de grands yeux noirs méfiants.
— Je ne crois pas qu’on fasse un boulot très drôle ici, dit Hedrock. Mais comme j’ai grand besoin d’argent, je prends la place. Ça tient debout, non ?
Il se rendit compte qu’il avait pris l’attitude qu’il fallait. Il était visible que l’homme se détendait. Il eut une ombre de sourire et essaya de lui parler d’une façon un peu plus humaine, mais sa voix ne répondit pas à ses efforts :
— Puisque nous en parlons, rendez-vous compte par vous-même. Je pensais que vous ne viendriez pas à bord.
— C’est, dit Hedrock, qu’il est un peu surprenant de tomber sur un vaisseau spatial en poussant une porte ici, en plein coeur de la ville.
Il sentait qu’il devait insister sur ce point : tout ce qu’il découvrait ici lui paraissait étrange et nouveau, puisqu’il n’avait pas eu auparavant connaissance de l’existence du vaisseau spatial.
— J’espère que nous nous entendrons bien tant que durera le travail, dit-il. Les huit cents crédits par semaine, ça tient toujours ?
— Il doit être bien net aussi, dit l’homme en secouant la tête, que je ne veux pas prendre le risque de ne pas vous voir revenir tant que le travail ne sera pas fini.
— Que voulez-vous dire par là ? demanda Hedrock.
L’homme eut un sourire sardonique. Il semblait maintenant beaucoup plus à l’aise. C’est d’une voix froide et avec grande assurance qu’il déclara :
— Vous vivrez ici, à bord, tant que le travail ne sera pas effectué.
Cela ne surprit nullement Hedrock, mais il fallait qu’il proteste pour le principe.
— Écoutez, je n’ai rien contre le fait de rester à bord, mais il me semble que vous prenez les choses un peu trop à votre convenance. Qu’est-ce que vous préparez ? Après tout, ce ne sont pas mes affaires, mais vous ne cessez de m’imposer de nouvelles choses... aussi, j’ai bien le droit d’avoir une vue d’ensemble de ce dont il s’agit.
— Du diable si je vous dis quelque chose ! cria l’homme.
— Quel est votre nom ? insista Hedrock. Je ne vois pas en quoi cela pourrait vous gêner de me dire qui vous êtes.
Il y eut un silence et le visage de son interlocuteur se figea dans une grimace.
— Oh ! dit-il finalement en haussant les épaules, je crois que je peux vous dire mon nom. Après tout, elle le sait, ajouta-t-il avec une sorte de joie sauvage, mon nom est Rel Greer.
Cela ne voulait rien dire pour Hedrock, sinon que l’homme n’était pas Kershaw. Il ne demanda pas à savoir qui couvrait ce « elle ». De toute façon, avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, Greer lui dit aimablement :
— Venez. Vous allez vous changer. Là-haut. A moins, dit-il, remarquant la légère hésitation de Hedrock, que vous ne soyez si pudique que vous ne puissiez vous déshabiller qu’en privé.
— Je ne suis pas pudique, dit Hedrock.
Il le suivit, prit les vêtements de travail dont il était supposé se vêtir et pensa que peut-être il fallait qu’il garde ses anneaux énergétiques. A moins qu’il ne valût mieux les quitter. Cela demandait réflexion.
Il leva les yeux au ciel et dit à haute voix :
— J’aimerais bien examiner cette tenue isolante avant de la mettre.
— Comme vous voudrez, mais si elle ne vous convient pas, je veux bien être pendu.
— Bien entendu, dit Hedrock.
Aussi bref qu’eût été ce dialogue, il avait permis à Hedrock de se renseigner de façon capitale. Il lui avait suffi d’un coup d’oeil sur la tenue pour se rendre compte qu’elle était en bon état. Ces tenues de travailleurs atomiques avaient une longue histoire. Lorsque quelque chose n’allait pas, elles perdaient leur lustre ; or, celle-ci était fort brillante. Le seul fait que Greer ait admis qu’il l’examinât prouvait que cet homme n’était pas très ferré sur la question. Cela avait donc des conséquences considérables : mais l’esprit de Hedrock continuait à fonctionner à grande vitesse. Greer avait laissé entendre que le vaisseau spatial ne pouvait pas prendre son vol pour le moment. Si cela était vrai, cela pouvait seulement vouloir dire que les moteurs avaient été démontés. Peut-être aussi y avait-il un peu trop de radiations dans la salle des moteurs. En raison des décisions qu’il avait à prendre, c’était là un point qu’il devait vérifier. Il leva la tête et posa la question.
Greer secoua la tête, mais il y avait dans ses yeux une certaine méfiance.
— Oui, dit-il, je les ai démontés, et puis je me suis rendu compte que c’était un boulot trop fort pour moi.
C’était là parler assez raisonnablement, mais Hedrock feignit d’avoir mal compris.
— Je ne vois pas pourquoi. C’est assez simple, dit-il.
— Je ne veux pas qu’on me casse les pieds, dit Greer avec impatience.
— Je n’ai jamais entendu dire, dit calmement Hedrock, qu’un individu sorti d’une école professionnelle nationale – pour ne pas parler des universités – ne puisse pas remettre en ordre un moteur atomique. Où avez-vous étudié ?
— Allez, mettez cette tenue, dit l’autre avec impatience.
Hedrock se déshabilla rapidement. Il était furieux de n’avoir pas découvert quelles étaient les capacités de Greer, mais cette brève conversation lui permettait de se diriger. S’il y avait des radiations libres dans la salle des moteurs, il ne pouvait emmener ses anneaux sur lui, car une tenue isolante ne pouvait être efficace que lorsqu’elle ne contenait pas de métal. Bien qu’il lui fût possible d’utiliser ceux-ci contre Greer, avant qu’il y ait un grand danger, le risque n’en était pas moins considérable. Il était beaucoup plus sage de les glisser dans une poche de son costume ordinaire comme s’il s’agissait de bijoux. Il aurait d’autres occasions de s’en servir.
Il ne fallait que quelques minutes pour changer de vêtement. Aussi commença-t-il la descente dans les entrailles du navire. Ils parvinrent dans une forêt d’appareillages. Gigantesques vérificateurs directionnels, monstres brillants de forme ovale remplissaient la pièce, presque l’un sur l’autre. Hedrock put les compter depuis les dernières marches de l’escalier. Il y en avait une quinzaine. Il savait qu’il lui fallait exprimer de la surprise.
— Voilà qui représente une puissance de trente millions de cycles, dit-il. Attendu qu’un navire spatial de moins de quatre cents mètres de long n’a besoin que de deux moteurs supérieurs de cette sorte, plus un de secours – pourquoi une telle débauche ?
Il vit que Greer était ravi de son étonnement.
— Ce vaisseau est une nouvelle invention, dit-il. Je vais la vendre. Je négocie à son propos et depuis des semaines avec l’Impératrice en personne. J’ai décidé de vous dire tout cela, dit-il, les lèvres serrées. Cela n’a rien à voir avec votre travail, mais je ne tiens pas à ce que vous vous montiez la tête et que vous alliez fouiner partout. Maintenant, vous savez où vous en êtes. Elle tient à ce que tout cela soit tenu secret. Je plains toute personne qui s’opposera à son idée en ce domaine. Je ne crois pas qu’il puisse y avoir sur Terre un individu assez fou pour cela, sauf un agent de la Guilde des Armuriers. Tout est-il clair, maintenant ?
C’était encore beaucoup plus clair aux yeux de Hedrock que Greer ne l’imaginait. Kershaw, le grand savant, avait embauché Neelan et Greer et d’autres, dont Hedrock ignorait encore les noms, pour l’aider à perfectionner son invention. A un certain moment, Greer avait tué tout le monde à bord et s’était emparé du navire et de l’invention.
Hedrock sortit de la salle des machines et se rendit à l’atelier de réparations à l’étage supérieur. Il commença à examiner les outils, parfaitement conscient du regard de Greer posé sur lui. Lui aussi, mais de façon plus précise, examinait Greer : une fois de plus, il cherchait à découvrir ce que cet homme savait exactement. Il y avait là des grues, des pinces, des soudeuses, des dessoudeuses, des scies, tout le nécessaire à une échelle gigantesque ; et tout – un coup d’oeil aux cadrans suffisait à le vérifier – en état de marche. Mais Greer savait-il s’en servir ?
Du moins ne le montrait-il pas. Il se tenait à l’écart tandis que Hedrock, avec un amateurisme voulu, démontait un des instruments, sans faire aucun commentaire. Il lui fallut près d’une heure pour tout remettre en ordre.
— Je suis à demeure dans la salle vide qui se trouve au-dessus de cet atelier, dit enfin Greer. C’est là que je passerai le plus clair de mon temps lors des deux mois à venir. Ce n’est pas que je ne vous fasse pas confiance ou que je croie que vous puissiez faire grand-chose. Mais tandis que je serai là-haut, je m’assurerai que vous n’allez pas fouiner dans le navire à la recherche des secrets.
Hedrock ne dit rien. Il ne tenait pas à parler, craignant d’en dire trop à un homme qui venait de se révéler tout entier. Point n’était besoin d’autres tests. Greer n’était pas un savant. Dans quelques minutes, aussitôt qu’il serait grimpé dans la salle au-dessus, la question de s’emparer du vaisseau serait résolue. Ce qui était irritant pour Hedrock, c’était qu’il ne gagnât pas cette pièce tout de suite. Il restait là comme un homme qui s’ennuie de n’avoir pas de compagnie, mais que celle-ci en même temps importune. En toute autre circonstance, Hedrock eût éprouvé de la sympathie pour un être dont il ne remarquait pour l’instant que la solitude.
Il avait une autre raison pour souhaiter le départ de cet homme : une des choses surprenantes, c’était que, au cours de leur discussion, celui-ci ne lui eût pas encore demandé son nom. Hedrock n’avait évidemment pas l’intention de se faire passer pour Daniel Neelan, mais de dire que l’étrangeté de toute l’affaire faisait qu’il n’avait nulle envie de révéler son identité. Mais cela aussi, il valait mieux le dire le plus tard possible, afin d’éviter des désagréments.
— Comment se fait-il qu’un homme de votre valeur soit sans travail ? demanda Greer, brisant le silence.
Cela avait l’air d’un début d’interrogatoire. Puisqu’on ne lui demandait pas son nom, Hedrock répondit vivement :
— J’ai perdu mon temps hors d’ici, sur les planètes. J’étais un bel imbécile !
Greer parut réfléchir plusieurs minutes avant de réagir.
— Et qu’est-ce qui vous a ramené sur Terre ? dit-il enfin.
Il ne pouvait plus être question d’hésiter. Si Greer montait à l’étage supérieur, il fouillerait les vêtements de Hedrock et y trouverait le nom de Daniel Neelan dans un carnet. Il fallait tenir compte de cela.
— C’est la mort de mon frère, dit Hedrock.
— Oh ! votre frère est mort !
— Oui.
C’était ce qu’il avait d’abord voulu lui raconter au télestat. Il pouvait maintenant le faire sans donner de noms.
— Oui, il m’envoyait une pension. Quand celle-ci ne m’a plus été versée, j’ai fait une enquête, et j’ai eu l’impression qu’il avait disparu depuis un an. Il faudra environ encore six mois avant que je touche l’héritage, mais comme vous le savez, les tribunaux reconnaissent aujourd’hui les disparus non enregistrés par la police comme morts, en nos temps de meurtres fréquents.
— Je sais, dit Greer.
Il y eut un silence et Hedrock se dit qu’il fallait le laisser réfléchir à tout cela. Si cela le faisait penser à Neelan, cela ne serait pas mauvais, car Greer ne pouvait pas savoir que Gil et Dan Neelan avaient un très vif attachement l’un pour l’autre.
— Voici plus de dix ans, dit Hedrock, que je ne l’ai vu. Je n’avais nullement le sentiment d’avoir une affection pour lui. Qu’il soit mort ou vif m’est complètement égal. C’est drôle, hein ?
— Vous allez retourner dans l’espace extérieur ? demanda Greer.
— Non, dit Hedrock en secouant la tête. Maintenant, mon univers c’est la Terre. On s’y amuse bien plus.
— Eh bien, moi, dit Greer, je ne changerais pas ma dernière année dans l’espace pour tous les plaisirs de la capitale impériale.
— A chacun ses goûts, dit Hedrock, puis il se tut.
Son idée de faire monter l’homme jusqu’à la chambre d’isolation lui parut devenir secondaire. En effet, il venait d’obtenir un renseignement important. Ce qui était étonnant, c’était qu’il n’en ait pas eu plus tôt l’idée. Depuis le début de cette affaire, la chose avait toujours été implicite : « Ma dernière année dans l’espace...» Eh bien, de toute évidence, Kershaw, Gil Neelan, Greer et d’autres avaient effectué une croisière interstellaire d’essai pour rôder ce vaisseau spatial. Ils avaient dû se rendre sur l’une des étoiles les plus proches, sans doute Alpha du Centaure, Sirius ou Procyon. Et Hedrock, en dépit des siècles de vie dont il avait bénéficié, tremblait d’excitation à la seule évocation des noms magiques des systèmes stellaires les plus proches.
La répercussion émotionnelle des paroles de Greer s’éteignit lentement en lui. Il se faisait un tableau assez fragmentaire de ce qui s’était passé. Une seule chose était claire : Greer lui avait apporté de son plein gré de nouveaux éléments d’enquête. Il voulait parler. On pouvait l’amener à en dire davantage.
— J’avoue que se promener parmi les météores ne correspond pas à l’idée que je me fais de la vie, dit Hedrock. Je l’ai fait, c’est pourquoi je sais à quoi m’en tenir.
— Les météores ! explosa Greer. Êtes-vous fou ? Imaginez-vous que l’Impératrice s’intéresserait aux météores ? Ceci est un projet de cent milliards de crédits ishériens, entendez-moi bien – et c’est elle qui va payer tout cela.
Il se mit à marcher de long en large, visiblement très excité à cette idée, et soudain il fit volte-face et se tourna vers Hedrock :
— Savez-vous seulement où je suis allé ?
Il s’immobilisa, et les muscles de son visage se contractèrent. Il eut finalement un sourire amer.
— Oh ! non, vous n’y arriverez pas ! Vous ne tirerez rien d’autre de moi. Ce n’est pas que ce soit un sujet réservé, mais...
Il considéra Hedrock pendant un moment et, brusquement, il tourna les talons, grimpa l’escalier et disparut.
Hedrock contempla l’escalier : le temps d’agir était venu. Il examina le métal du plafond, à transparence modifiée, et son examen le satisfit. Épais de soixante-quinze millimètres, c’était l’habituel alliage de plomb et de béryllium « lourd », réalisé par fusion atomique. La transparence lui permettait de voir exactement l’endroit où Greer était assis, silhouette estompée, lisant un livre. Ou, plutôt, tenant un livre. Il était en effet impossible, de là où se trouvait Hedrock, de se rendre compte s’il lisait ou non.
Une résolution froide s’empara de Hedrock. Il n’éprouvait pour toute émotion qu’un vague plaisir cynique à penser que Greer, assis là-haut, s’imaginait le maître de la situation. Et dire que cet homme avait installé une chaise dans une pièce vide sans se demander pourquoi cette pièce était vide. Le sas de sécurité qui faisait interdire de séjourner dans les lieux proches de ceux où fonctionnait un moteur atomique était à la fois une vieille nécessité et un vieux règlement. Les interdictions légales avaient même été tellement respectées que la plupart des gens ne se rendaient plus compte, ni du danger ni de l’existence d’une zone de protection. Des savants comme Gil Neelan ou Kershaw devaient être si familiers avec ces interdictions qu’ils ne pensaient sans doute pas que d’autres pussent les ignorer.
La chose était donc idéale pour Hedrock. Il manoeuvra le lourd polisseur directement sous l’endroit où Greer était assis, et il tourna sa pointe dentelée vers le haut. Il commença alors son calcul. Greer paraissait un homme d’environ quatre-vingts kilos. Soixante, cela faisait en gros les deux tiers : c’était là demeurer dans une limite de sécurité, pour ne pas utiliser une force qui eût tué un homme de cent livres. Greer ne paraissait pas très costaud physiquement. Il fallait lui laisser une marge. Bien sûr, il fallait aussi faire entrer en ligne de compte le plancher blindé de soixante-quinze millimètres. Mais sa résistance au rayonnement était un problème de tension qu’il pouvait résoudre rapidement. Hedrock manoeuvra les boutons du cadran.
Greer s’affaissa. Hedrock gravit l’escalier et se dirigea vers l’homme qui gisait sur le siège. Il examina le corps inanimé à travers un écran chromique, pour plus de détails. Rien de brisé. Le coeur battait encore. Parfait. Un mort n’eût pas pu répondre aux nombreuses questions que Hedrock avait à poser.
C’était un travail mathématique considérable que d’édifier un système de lignes de forces permettant à Greer de conserver une position confortable, telle qu’il pût bouger les bras, les jambes et le tronc, et que cela pût durer longtemps, très longtemps.